A la maison?

Il marchait dans le centre-ville, sans regarder autre chose que ses pieds. Et le pavage noir, et les os jaunis qui délimitaient la route. Que les dragodindes aillent pas crotter sur les trottoirs.
Il devait partir.
Le soir tombait sur Brâkmar. Une brume insidieuse se répandait entre les murs sombres et imprégnait sa peau d'une pellicule glacée.
C'était l'heure où la ville sortait de sa torpeur. Les lugubres plaintes des loups avaient remplacées les croassements des corbacks et les ténèbres la grisaille du jour. Regrettait-il les chemins ensoleillés d'Astrub, l'appel de l'aventure? Son pays natal semblait hostile, pesant, comme s'il n'en faisait plus vraiment partie. Avait-il changé à ce point?
Il devait repartir.
Trop de choses le tenaient attaché ici. Prisonnier. Trop de chaines. Par réflexe, il porta la main aux anneaux plantés dans sa chair. Tirailla dessus. Une douleur salvatrice se répandit dans ses nerfs. Ne pas penser...
Partir.

Ne pas penser à ce qu'il laissait derrière lui. Emprunter l'avenue cossue qui menait vers l'extérieur, longer la façade de cette grande demeure, se faufiler à travers l'attroupement, sur la place de l'hôtel de vente, ignorer le regard stupide des grands oiseaux parqués là, celui des gardes, celui des gens.
Il n'avait rien emmené, pas même de quoi manger le lendemain, et la nuit s'annonçait froide... Sans le vouloir, il ralentit l'allure à l'approche du pont levis, la vapeur sulfureuse du magma chassant l'humidité de ses vêtements. Il soupira de bien-être et s'avança au dessus de l'abime. Cela faisait un gargouillement profond, blup blup blup, comme dans l'estomac d'un trool. On eut dit que les miasmes volcaniques rongeaient la cité jusqu'à n'en laisser qu'un squelette. Les mastodontes dont les os formaient les constructions avaient disparu depuis longtemps. Cette esthétique morbide le grisait, avant. A présent, elle n'avait qu'un goût de cendre.
Penché sur la rambarde, il garda les yeux fixés sur le brasier en bas jusqu'à ce que les larmes perlent de supporter fumée et lueur. Au contact de l'air, une croûte grasse se formait, ternissant la surface en fusion. Des bulles s'accumulèrent en dessous, cloquant cette peau brûlée. Il y eut une déchirure, un craquèlement, et puis la lave suinta, jaune, visqueuse, engloutissant cette vaine tentative de stabilisation dans son chaos.
Ce spectacle remua quelque chose chez le jeune homme. Un sourire découvrit ses dents, et s'élargit encore, jusqu'à ce qu'un rire aigu s'écoule de sa gorge.
Il faudrait du sang. Bientôt. Pour recouvrer l'équilibre.

Ses pas le ramenèrent dans l'enceinte de la ville, dans le ventre du monstre. Il ne savait pas pourquoi, jusqu'à fouler le seuil de sa maison.
Maison... Quelque mois plus tôt, il appelait ça sa planque. Un squat intermittent et plutôt sûr, puisque le légitime propriétaire reposait dans le jardin.
Jusqu'à ce qu'il revienne en compagnie d'un Iop maigrichon, jusqu'à ce qu'il adopte un Sacrieur attardé, et qu'il leur annonce que c'était leur maison. Voilà qu'il se retrouvait avec deux grands gamins sur les bras... Et il n'était pas sûr d'être adulte de son côté. Il fuyait les responsabilités comme la peste.
Fuir. C'était la tentation, ce qu'il avait failli faire, une fois de plus.
Non, il devait assumer. Les protéger. Il ne laisserait pas Wohptinssa s'emparer à nouveau de Jeth. Il avait promis. Sinon, il ne vaudrait pas mieux que cet enfoiré.

Il n'avait pas ses clés: il n'en avait pas besoin. Un coup de pied énergique eut raison de la porte vermoulue. Il pénétra dans le hall obscur, savourant l'odeur de moisissure qu'il associait à son chez-lui.
"Je suis rentré!" clama-t-il, espérant localiser ainsi les occupants de sa bicoque.